Ïðî÷èòàíèé : 320
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Êðèòèêà
DE LA SOLITUDE, COMME ESPACE D'ÉCRITURE
«L'aurore — disait-il — n'est qu'un gigantesque
autodafé de livres ; spectacle grandiose du suprême
savoir détrôné.
« Vierge est, alors, le matin. »
Le geste d'écrire est geste solitaire.
L'écriture est-elle l'expression de cette solitude ?
Peut-il y avoir écriture sans solitude ou encore soli-
tude sans écriture ?
Y aurait-il des degrés à la solitude — donc plusieurs
plages, différents niveaux de solitude — comme il y a
des paliers d'ombre ou de lumière ?
Pourrait-on, en ce cas, soutenir qu'il y a certaines
solitudes vouées à la nuit et d'autres, au jour ?
Y aurait-il enfin diverses formes de solitude : solitude
resplendissante, ronde — celle du soleil — ou solitude
plate, ténébreuse — celle des dalles funéraires; soli-
tude de la fête et solitude du deuil ?
La solitude ne peut se dire sans, aussitôt, cesser d'être.
Elle ne peut que s'écrire dans la distance qui la protège
de l'œil qui la lira.
Le dire serait donc au texte, ce que la parole orale est
à la parole écrite : la fin d'une solitude assumée par
l'une et le prélude à une aventure solitaire, pour l'autre.
Celui qui, à voix haute, parle n'est jamais seul.
Celui qui écrit rejoint, par l'intermédiaire du vocable,
sa solitude.
Qui oserait, au milieu des sables, faire usage de la
parole? Le désert ne répond qu'au cri, l'ultime, déjà
enveloppé de silence d'où surgira le signe; car on
n'écrit jamais qu'aux confins imprécis de l'être.
Prendre conscience de cette limite c'est, en même
temps, reconnaître comme point de départ de l'écrit,
l'irrégulière ligne de démarcation de notre solitude.
Il y aurait donc, ainsi, pour la solitude et pour
l'écrit, de fluctuantes frontières que nous longerions, la
plume en main ; frontières par nous et grâce à nous,
reconnues.
A chaque livre, ses antres de solitude.
Sept deux se réclament du ciel. Le vide a ses étages.
Ainsi la solitude qui est vide du ciel et de la terre, vide
de l'homme dans lequel il s'agite et où il respire.
Rattachée à toute origine, la solitude a ce pouvoir
exceptionnel de rompre le temps, de dégager l'unité
première ; de faire, en quelque sorte, du multiple indé-
terminable, Y un innombrable.
Chercher à écrire, dans ces conditions, consisterait
alors, en marge de l'écrit, à refaire d'abord, mais en
sens inverse, le chemin suivi par la pensée ; à ramener
la pensée à l'objet même de sa pensée; l'écrit, au
vocable qui le contenait ; reviendrait, en somme, à sor-
tir de sa propre solitude pour épouser l'initiale solitude
du livre dans l'ignorance encore de son commence-
ment et à laquelle le livre procurera son nom ; car c'est
sur les ruines d'un livre duquel on s'est détourné que
le livre se construit; sur l'effrayante solitude de ses
décombres.
L'écrivain ne quitte pas le livre. Il croît et s'effondre à
ses côtés. Écrire, dans un premier temps, ne serait que
ramasser les pierres du livre écroulé, afin de bâtir avec
elles, un nouvel ouvrage — le même, sans doute — ; édi-
fice dont l'écrivain serait l'infatigable maître d'oeuvre,
architecte et maçon ; moins attentif, cependant, au pro-
grès de sa construction, qu'au mouvement interne,
naturel qui préside à son achèvement; attentif, avant
tout donc, à l'écriture de cette double solitude — celle
du vocable et celle du livre — qui se voudra progressive-
ment lisible.
Nulle part ailleurs que dans ce rectangle de papier fin
réservé à l'indicible, mots et demeure ne sont aussi for-
tement liés l'un à l'autre et, en même temps — ô para-
doxe — si éloignés ; car aucune alliance n'est permise à
la solitude, aucune uni on ou association; aucune espé-
rance de libération commune.
Seule, elle s'édifie ; seule, avec la complicité de l'écri-
ture, elle organise la lecture des orgueilleux pans de
murs des époques de sa splendeur ou de ses larges et
profondes blessures, à l'heure où l'œuvre qu'elle a
contribué à mettre sur pied, tombe en poussière ; où le
livre se brise dans la brisure infinie de ses mots.
Solitude à laquelle l'écrivain se soumet; accorde,
parfois, plus qu'il ne peut tenir, ne pouvant se sous-
traire à l'engagement pris envers elle.
Mais pourquoi? La solitude n'est-elle pas un choix
délibéré de l'homme? Alors, quelles sont ces chaînes
qu'il n'a pas forgées ? Y aurait-il une solitude qui échap-
perait à sa volonté, qu'il ne pourrait, impuissant, que
subir ?
L'exigence de cette solitude dont l'écrivain ne sau-
rait s'affranchir est, précisément, celle que le mot qui la
dénomme lui a imposée; solitude du tréfonds de sa
solitude, comme s'il y avait une solitude plus seule,
enfouie dans la solitude, où le mot se modèle sur
l'image captée de lui-même, tel l'enfant dans le ventre
maternel.
Désormais, tout s'élaborera selon un ordre prémé-
dite ; car le projet du livre est, d'abord, téméraire pro-
jet du vocable. On ne peut écrire le livre sans avoir indi-
rectement participé à ce projet qui ne serait, peut-être,
que l'intuition que nous avons du livre, à partir de
laquelle celui-ci s'écrit.
Solitude d'un mot donc, solitude du mot avant le mot,
de la nuit avant la nuit où, astre immergé, le vocable ne
brille plus que pour elle.
Mais, objectera-t-on, comment peut-on, à partir du
livre, aller au mot? — Comme le jour va au soleil,
répondrai-je. Livre n'est-il pas un mot? C'est toujours
au mot « Livre » que l'on revient. L'espace du livre est
celui, intérieur, du mot qui le désigne. Ecrire le livre ne
serait ainsi qu'investir cet espace caché, qu'écrire dans
ce mot.
Mais ce mot qui rassemble tous les mots de la
langue — comme l'astre du matin toute la lumière du
monde — n'est, de celle-ci, que le lieu de sa solitude ; le
lieu où elle se confronte au néant; où elle cesse de
signifier, ne désignant plus que le Rien.
« Tu ne peux lire ce que tu vis, mais tu peux vivre ce
que tu lis », disait-il.
— Combien de pages a ton livre ?
— Exactement quatre-vingt-seize surfaces planes de
solitude. L'une au-dessous de l'autre. La première au
sommet ; la dernière à la base. Tel est le cheminement
de l'écriture — avait-il répondu.
Et il avait ajouté : « Ce qui m'intrigue ce n'est point
d'avoir descendu, de feuillet en feuillet, toutes les
marches du livre, mais de savoir comment j'ai fait pour
me trouver, d'entrée, sur la plus haute, la première ? »
Le fond de l'eau est parsemé d'étoiles.
L'écriture est gageure de solitude ; flux et reflux d'in-
quiétude. Elle est aussi reflet d'une réalité réfléchie
dans sa nouvelle origine et dont, au cœur de nos désirs
confus et de nos doutes, nous façonnons l'image.
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