![Roger Caillois](/img/nofoto.gif)
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Êðèòèêà
CALCAIRE
Des fuseaux d'une netteté prodigieuse s'entrecroi-
sent sur l'étendue entière du calcaire graphique. De
toutes nuances, entre chamois et brique. Ils dessinent
de grandes sauterelles polygonales serrées et mêlées,
élytres bruyants et longues pattes égarées, la tête de
l'une accrochée à l'abdomen de l'autre. Les acridiens
enchevêtrés projettent comme sur un papier peint leur
grouillement vorace, analogue aux boules d'ivoire japo-
naises qui roulent des rats ou des crabes se dévorant
entre eux en une parfaite, sphérique et ignoble conti-
nuité. Ici, tout est plat, anguleux et diagonal.
A travers les corps soudés des insectes, les séparant
d'un trait appuyé, puis soudain les traversant d'outre
en outre, courent des filaments ramifiés comme nerfs
ou artérioles rigides. Les plus minces sont métallisés,
les autres constitués de cristaux minuscules. Leur
réseau reste mat, tant qu'il ne réfléchit pas la lumière.
Mais qu'on dirige la pierre de façon qu'elle capte un
rayon, voici que s'illuminent les ternes filets. Une élec-
tricité chevelue circule parmi les criquets en caque. Un
fouet à multiples lanières les cingle de mèches agiles,
de frissons de mercure furtif. La plaque ruisselle
d'éclairs. En montagne, à la fonte des neiges, les prés
sont ainsi zébrés d'eaux vives qui dévalent des poches
d'ombres où les névés se sont accumulés. C'est un
émoi, une fête de gouttelettes et d'écume, une course
panique sans but vers le niveau le plus bas qu'un argent
sauvage cherche à atteindre le plus vite, rebondissant
jusqu'à s'exténuer, épongé avec peine par un sol déjà
gorgé. Sur la tranche polie du calcaire, les canaux de
feu étendent un peuple de radicelles que ne guette
aucun épuisement prochain. Un geste les assoupit, un
autre les éveille et voici leur fontaine bruire et miroiter,
déverser leur ardente coulée dans les rigoles ménagées
pour leur incandescence par la finesse réfractaire où
elle se faufile et s'étale.
Au-dessus des sillons lumineux, dans un bref canton
préservé de la pluie des obliques : un disque lointain,
une pastille minuscule que son éclat de plomb écorché
fait reconnaître comme l'image du triste Saturne.
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